Interroger le passage au numérique
Pour la première fois cette année, la Foire du livre jeunesse de Bologne accueillait un pavillon entièrement dédié aux médias numériques pour enfants, une preuve supplémentaire de l’intérêt que suscitent ces nouvelles formes de créations. Mais si investir le numérique semble maintenant évident, le passage du papier à l’écran l’est beaucoup moins. Cléa Dieudonné, Silvia Borando et Christoph Niemann ont partagé leurs expériences dans ce domaine lors de 3 conférences organisées par Hamelin Associazione Culturale.
Christoph Niemann est venu présenter son application Chomp. Si l’illustrateur allemand vient du dessin traditionnel, il s’est très vite intéressé au potentiel du numérique. Pour lui, le dessin est avant tout une représentation conceptuelle, qui vient déconstruire la réalité et la reconstruire sous une autre forme et c’est au lecteur de faire 90% du travail en interprétant l’illustration. Le numérique, et notamment la 3D, remettent en cause cette approche et cette réflexion.
Silvia Borando travaille dans la petite maison d’édition italienne Minibombo, qui a publié 3 œuvres Il libro bianco, Dalla chioma et Forme in gioco sur supports papier et numérique, auxquels s’ajoutent des contenus complémentaires sur Internet. Elle présente comment, à partir d’un même principe, d’une même idée, les contenus sont adaptés sur les différents médias.
Cléa Dieudonné n’a pas débuté sa carrière dans la littérature jeunesse puisqu’elle a d’abord travaillé comme web designer. Mais c’est grâce à ces compétences qu’elle a adapté en application le livre pop-up Avec quelques briques de Vincent Godeau. Elle poursuit sa recherche avec La mégalopole, un projet qui comprend une version papier déjà publiée chez L’Agrume et une application en cours de développement.
De ces 3 approches émergent de grandes tendances qui guident le passage du papier au numérique.
Un nouveau rapport texte et image
L’album, sans doute le genre roi de la littérature jeunesse, repose sur des spécificités bien précises : la force de l’image, la complémentarité du texte et de l’illustration, la matérialité du livre, etc. Or créer ou adapter l’objet livre en une application revient à déconstruire ces fondamentaux et à concevoir une nouvelle forme de narration qui répond aux exigences du format numérique.
La matérialité de l’album se déploie sur différentes matières (papier, carton, tissu) et sur différents formats (carré, rectangulaire, rond, oblongue, grand ou petit) selon l’intentionnalité narrative des auteurs. À l’inverse, l’application immatérielle n’est accueillie que par la tablette, dont la forme de l’écran rectangulaire ne varie pas ou peu et dont résulte une standardisation du format. L’innovation n’a donc moins lieu dans le format mais dans le défilement du contenu et dans l’interaction.
L’art de l’album se joue dans l’interaction entre l’illustration et le texte : le texte peut être redondant, complémentaire ou contradictoire à l’image. Les exemples d’applications présentés ici se distinguent souvent par l’absence de texte ou par un texte nécessairement très court. Si Minibombo a choisi d’adapter en application des albums à l’origine sans texte, c’est sans doute pour répondre à la contrainte de cette réduction textuelle. Quant à Chomp, l’application de Christoph Niemann, il n’y a rien à y lire, car tout se joue dans l’innovation de l’animation. Seule Cléa Dieudonné a laissé de très courtes instructions dans Avec quelques briques pour conduire le récit et expliquer les règles des jeux.
Comme tout récit, l’album utilise tous les codes de la narration : élément perturbateur, tension dramatique, rebondissement, climax et résolution. Le rythme du récit est également servi par les pages qu’il faut tourner. L’application suit parfois une logique différente, en raison de son lien de parenté plus ou moins reconnu avec le jeu vidéo. Pour Chomp et les applications développées par Minibombo, le lecteur navigue sur des séquences courtes, qui peuvent, en forçant le trait, être indépendantes les unes des autres. Dans l’application Avec quelques briques, Cléa Dieudonné a quant à elle adapté un récit plus classique et les transitions entre chaque séquence ne se font pas en tournant une page virtuelle, mais de façon douce : un zoom, un déplacement de l’illustration, une couleur qui envahit l’écran et amène le lecteur vers une autre étape du récit.
À l’inverse, le livre papier La mégalopole de Cléa Dieudonné s’inspire de la page web qui est lue de haut en bas en scrollant : on suit également le récit de haut en bas, en dépliant l’unique page de l’album en papier qui mesure plus 3 mètres au total. Cléa Dieudonné développe actuellement la version numérique de l’album, une version « de nuit » qui doit se lire en complément de l’album « de jour », puisqu’elle ne raconte pas une histoire identique, même si le principe et l’environnement reste la cité de La mégalopole.
Christoph Niemann résume sans doute le mieux les raisons de cette différence entre livre papier et application : les codes du récit traditionnel ne correspondent pas aux attentes de l’application. La lecture exige une grande implication du lecteur, un isolement et une concentration inutiles à la lecture d’une application, qui appartient à la culture du web où le divertissement, l’interactivité et l’interdiction de s’ennuyer priment. Les invités du symposium ont donc mis en exergue 3 principes qui traversent leurs applications pour enfants : simplicité, interactivité et jeu.
L’exigence de la simplicité
Pour tout créateur, il existe une tension entre être artiste et être éditeur (au sens anglais du terme : rédacteur en chef) selon Christoph Niemann. L’artiste invente quelque chose de complexe et intelligent, mais qui n’est peut-être pas adaptable au format de l’application et encore moins compréhensible par le lecteur. Il faut donc travailler à simplifier l’idée de départ, sans la vider de son sens, garder l’essence même de l’idée et retirer le superflu qui pourrait brouiller l’intention initiale.
La simplicité est aussi l’une des devises de Minibombo : les applications sont faciles à prendre en main, aucun mode d’emploi n’indique les actions à effectuer, d’autant que le principe est répétitif. La simplicité est une condition nécessaire à la compréhension intuitive des interactions au sein du récit.
L’interactivité
Cléa Dieudonné a disséminé des jeux interactifs tout au long de Avec quelques briques : chaque séquence débute par un temps calme de lecture, puis le lecteur doit résoudre un jeu interactif, simple, limité et court, qui une fois résolu, l’amène vers une autre séquence du récit. Ces parties interactives permettent de dessiner, faire glisser (swipe) ou toucher (tap) l’écran.
Christoph Niemann prend une posture un peu inverse, puisque d’après lui l’interactivité c’est la perte de contrôle de ce qu’il a créé, et c’est une opportunité pour le lecteur de rechercher des actions qui n’étaient pas initialement prévues par l’auteur. Dans Chomp, l’artiste allemand a donc aboli cette contradiction en ne laissant au lecteur qu’une seule option : jouer sur l’expression de son visage encapsulé dans l’animation. À travers ce dispositif, il cherche à montrer que ce n’est pas lui le créateur qui est drôle, mais le lecteur lui-même. Peut-être la meilleure définition de l’interactivité : le lecteur devient acteur dans un cadre limité.
Le jeu et l’immersion
La simplicité et l’interactivité sont les 2 conditions qui permettent le jeu, un enjeu essentiel pour le succès et l’immersion dans une application. L’immersion est également facilitée par l’ambiance sonore (sound design). Cléa Dieudonné a fait appel au producteur de musique House Benoit B, qui a conçu un son synthétique et abstrait, très éloigné de l’univers enfantin, un décalage voulu et un peu surprenant mais qui participe à l’ambiance minimaliste générale de l’œuvre. La musique et l’ambiance sonore évolue et s’adapte au contexte de l’histoire.
Une équipe augmentée
La création d’une application demande une chaîne de fabrication plus complexe que celle du livre et intègre des métiers alors inconnus par le secteur de l’édition traditionnelle. Silvia Borando liste l’ordre dans lequel intervient chaque acteur chez Minibombo :
Illustrateur > animateur > développeur > sound designer > graphiste
Cléa Dieudonné et Christoph Niemann ont tous deux insisté sur l’importance de cultiver une très bonne complicité avec le développeur, afin que ce dernier puisse traduire l’idée de départ dans l’application, un processus itératif long et rigoureux.
Ces exemples concrets permettent d’entrevoir que le passage du papier à l’écran nécessite une négociation permanente et interculturelle entre 2 secteurs aux logiques radicalement différentes, mais qui offrent des contenus complémentaires aux enfants.