Ecritures Interactives pour la Jeunesse : Success Stories
Si le marché du livre numérique n’a pas beaucoup évolué en volume (les e-books représente seulement 3,1% de la production littéraire française en 2017), on constate qu’il se transforme progressivement ces dernières années.
Le livre numérique se caractérise par une plus grande diversité que ce soit au niveau de ses acteurs ou encore dans les projets abordés. Les best-sellers ne sont désormais plus les seuls ouvrages à bénéficier d’adaptations numériques, en e-books ou sous la forme d’applications. Des maisons d’éditions indépendantes parviennent à développer, avec autant de succès que les grandes institutions, des projets de littérature numérique et des acteurs extérieurs comme Netflix commencent à s’intéresser au marché.
Une nouvelle logique de complémentarité :
Il y a quelques années, la plupart des livres numériques étaient des adaptations très fidèles des oeuvres papier dont ils étaient inspirés. En 2013, lorsque le studio Yip Yip sort son premier livre interactif le secteur est encore complètement en friche. De manière très pragmatique, il décide de transposer page à page l’oeuvre originale au format applicatif. De cette première expérience, ils tireront des bonnes pratiques pour adapter un livre en application. Grâce à une meilleure collaboration entre les différents acteurs de la chaîne de production et à une compréhension plus pertinente des attentes du public, ce modèle a aujourd‘hui grandement évolué. Aksel Koie, directeur artistique du studio Step in Books, partage un regard lucide sur ses expériences passées. Avant « Mur », il a travaillé à plusieurs reprises sur des projets natifs uniquement en digital. Même si les retours critiques étaient très satisfaisants, ils ne rencontraient pas le succès commercial escompté. Pour « Mur » il a décidé de travailler autour du livre physique en intégrant de la réalité augmentée. L’application est téléchargeable gratuitement mais elle ne peut pas être utilisée sans le livre. Le succès est instantané, en plus de remporter le Bologna Ragazzi Digital Award 2017, « Mur » a été adapté dans plus de 10 pays. Pour lui, cela s’explique aussi bien par la qualité et la créativité du projet que par la complémentarité entre les supports choisis.
Il est de plus en plus rare qu’un projet numérique soit pensé comme une oeuvre exclusivement diffusée sur tablettes ou sur Smartphones. L’utilisation du numérique ouvre désormais la porte au développement d’expériences physiques. «Phallaina», la « bande défilée » de Marietta Ren, produite par le studio français Small Bang, en est un excellent exemple. Elle a été véritablement conçue comme une expérience multiplateforme qui relie les mondes physique et numérique. Elle a ainsi investi différentes villes sous la forme d’une fresque qui se découvre accompagnée d’un dispositif sonore immersif. Plus étonnant encore, le livre n’est plus forcément le point de départ de la relation support numérique/support physique. Sur l’application «Retrato Hablado», le studio mexicain Ocho Gallos a décidé d’inverser ce rapport. L’utilisateur réalise des portraits à partir de l’application puis il peut les imprimer pour créer un recueil d’illustrations personnalisé.
Sur le plan narratif, cette évolution se traduit par une plus grande liberté de création pour les projets numériques. En effet, il n’est désormais plus question d’adapter à l’identique une oeuvre papier. Anne Vasko, l’auteur de « Mur », illustre parfaitement ce changement de perspective lorsqu’elle raconte sa collaboration avec le studio Step In Books sur l’application inspirée de « Mur ». L’ambition du projet n’était pas de retranscrire le livre de son intégralité mais plutôt d’isoler certains moments du récit et de les étirer pour que les enfants aient la possibilité d’arrêter l’histoire pour mieux comprendre les émotions du héros.
Des projets qui évoluent et se diversifient mais une même quête d’interactivité :
Une autre transformation qui a largement impacté le secteur au cours des dernières années tient à la nature des projets. Le diptyque originel, la paire e-books/application, s’étoffe désormais de nombreux autres supports. Parmi les cinq projets présentés lors de la conférence From Paper To Screen, on trouve une application en réalité augmentée, une expérience de réalité virtuelle, une web-série multiplateforme et deux applications « classiques ». L’exemple de la web série « Tout-Garni » symbolise bien cette plus grande diversité dans le choix des supports. Pour fêter leurs 20 ans, les éditions La Pastèque décident de réaliser un projet un peu particulier. Ils confient à André Marois le scénario d’une série interactive en douze épisodes autour de l’histoire d’Arthur, le livreur de pizza. Chaque épisode est donné à un auteur/illustrateur qui a une totale liberté sur le choix du support et la manière dont il souhaite donner vie à l’histoire. Le résultat est une aventure surprenante qui se compose aussi bien de mini-jeux, de BD en scroll horizontal, que d’expériences sur les réseaux sociaux ou en réalité virtuelle.
Au delà de ces différences, le point commun à toutes ces créations est la volonté de proposer une expérience multi-sensorielle au lecteur. Quel sera son rôle ? Dans quelle mesure va t-il influencer le cours de l’histoire ? On est en dehors de la structure linéaire du récit, l’ambition est réellement de redéfinir la structure narrative propre à chaque histoire. De ce point de vue, la réalité virtuelle est une véritable avancée. « Little Earth » l’expérience interactive inspirée du livre « Goodnight Everyone » de Chris Haughton, réalisée par le studio Red Rabbit illustre parfaitement cette volonté. Pour sensibiliser les enfants au réchauffement climatique, les créateurs ont la possibilité de montrer dans l’application ce qu’il est possible d’observer dans le monde réel - et ce qu’il faut protéger. Changement de saisons, cycle planétaire, cette expérience permet de s’émanciper des contraintes temporaires et géographiques pour s’approcher au plus près de sujets complexes.
Cette plus grande diversité et la liberté créative qu’elle induit a des conséquences bénéfiques sur tout le secteur. D’une part les projets se différencient désormais plus facilement les uns des autres. Réalité virtuelle, séries interactives, applications en réalité augmentée, le public se retrouve vraiment dans cette pluralité des intentions créatives. Mais cela a aussi pour effet secondaire de créer un véritable sentiment d’émulation. Les créateurs sont beaucoup plus décomplexés qu’il y a quelques années. Ces exemples de réussite, aussi différents qu’innovants sont de bonne augure pour tout le monde. Ils attestent du fait qu’en optant pour une approche originale et en développant des dispositifs de qualité, il est tout à fait possible de trouver sa place sur le marché du livre numérique.
Un secteur à la recherche d’un business model durable :
Il est cependant difficile de parler de banalisation du livre numérique. En France le e-book reste très minoritaire parmi l’offre littéraire globale. Et si les projets plus ambitieux bénéficient d’une importante visibilité, grâce à leur dimension innovante et l’engouement qu’ils suscitent, ils restent difficiles à mettre en place.
« Tout Garni » des éditions La Pastèque est sans conteste un des succès de l’année, tant le projet se distingue par sa qualité et son inventivité. Toutefois, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une exploration numérique totalement expérimentale. Le projet ne repose en aucun cas sur un business model viable. Une des ambitions du projet était de faire connaître les éditions La Pastèque à un public qui ne fréquente pas forcément les libraires. Il a été conçu comme une carte de visite numérique pour la maison d’édition. En ce sens l’entreprise a plutôt bien réussi puisqu’elle se traduit par une augmentation de la fréquentation de +21,6% sur le Facebook de La Pastèque et + 36% sur Instagram. Cependant, Vali Fugulin, une des productrices du projet, le concède cela n’aurait pas été possible sans le soutien de la SODEC (La Société de développement des entreprises culturelles du Québec) qui a financé le projet à hauteur de 80 000 €.
La réalité virtuelle est une des technologies qui illustre bien ce paradoxe. Alors que les projets qui l’utilisent représentent un véritable intérêt éducatif, aucune plateforme de téléchargement d’expériences en réalité virtuelle ne comprend une section enfants. La question de l’impact de ce genre de technologie sur la santé des enfants étant encore très sensible. Ces dispositifs sont principalement utilisés, de manière très sporadique dans un environnement contrôlé. Compte tenu des coûts de production importants et du prix peu accessible de l’équipement permettant d’utiliser ces technologies il paraît encore compliqué d’imaginer pouvoir en commercialiser un projet à grande échelle.
Il est intéressant de constater que l’on a dépassé l’époque où la crainte que le numérique n’essaye de supplanter ou de copier le livre existait. Grâce à ces supports, la lecture devient une expérience multi-sensorielle. Le numérique ouvre les portes à la création d’expériences physiques. Un épisode de la série numérique « tout Garni » a par exemple été diffusé sur la façade de la bibliothèque de Montréal. Alors qu’il y a quelques années, lorsque l’on découvrait les premières expériences numériques autour du livre, la notion de conflit était très forte. Aujourd’hui, on sent une complémentarité entre les différents supports, les expériences se marient, les formats s’enrichissent mutuellement. Nous ne sommes plus dans une logique de réaliser une adaptation complète et fidèle mais plutôt dans la volonté de proposer des projets différents, de qualité et qui apportent un autre rapport à la lecture. D’autant plus qu’il paraît aujourd’hui encore difficile de développer un projet seulement numérique qui serait viable d’un point de vue numérique.