À la recherche de nouvelles écritures numériques
Comme l’explique Laurent Bazin, c’est un choc de civilisation qui est en cours : on assiste à la fin du paradigme de l’écrit, de la logique et de la raison, et l’on bascule vers un paradigme où l’imagination et l’immersion prennent de plus en plus d’importance. On tend volontiers à opposer écrit et écran, pédagogique et ludique, et pourtant, quand on utilise ses capacités, le jeu vient irriguer de manière riche l’enseignement. Ces questions interrogent la manière dont le numérique change notre rapport aux histoires et à la narration et comment il permet de transformer et de renouveler nos modèles éducatifs.
De tous les apports du jeu et du numérique, c’est bien l’interactivité qui semble avoir l’impact le plus important sur la narration et l’éducation. Fil rouge de la conférence From Paper to Screen, la question de l’interactivité permet d’analyser comment le jeu appréhende le story telling et la transmission de la connaissance.
Une narration propre au jeu
On peut observer une dichotomie dans l’univers scénaristique des jeux aujourd’hui. D’un côté, certains éléments statiques rappellent la construction narrative du livre ou du film (avec par exemple les campagnes - la trame scénaristique du jeu - et les cinématiques - des moments d’histoire injectés entre des phases de jeu). D’un autre, des éléments dynamiques et interactifs aident à créer un univers narratif propre à chaque jeu.
Faire vivre des histoires par le jeu
Selon Olivier Henriot, l’interactivité conditionne la manière de raconter des histoires, et au travers du jeu vidéo « on ne raconte pas des histoires, bien davantage, on fait vivre des histoires au joueur ». De nombreuses informations constitutives de l’univers narratif sont générées non par la trame scénaristique ou les dialogues, mais par des informations liées au « level art » et au design, tels que les dialogues systémiques (dialogues récurrents des personnages entourant le joueur) et la narration environnementale qui permet de raconter l’histoire par le choix des éléments et des décors qui entourent le joueur. La dimension de l’exploration et l’influence des choix sur le scénario, comme dans les histoires à branches multiples, permettent donc de s’éloigner de la seule trame principale grâce à l’interactivité.
Les histoires à branches multiples sont un bon exemple de l’impact des choix du joueur sur le scénario d’un jeu. Marc Pestka nous montre comment dans Remember Me, le joueur est amené à changer les souvenirs de personnages lors de certaines phases de jeu et comment les décisions qu’il prend auront par la suite un impact sur la trame scénaristique du reste du jeu.
Le Gameplay, moteur de l’histoire
Mais c’est le gameplay lui-même qui constitue la part la plus importante du scénario d’un jeu. Afin de raconter une histoire dans un jeu, il faut prendre en compte les actions du joueur. Tous les enjeux lui sont rapportés et les motivations du personnage dirigé doivent donc être alignées avec les siennes. Comme l’explique Marc Pestka, l’interactivité et les choix donnés au joueur ont ici leur plus grand impact et lui permettent d’apporter ses éléments personnels. Les choix proposés par un jeu comme Far Cry 4 illustrent ce point. Le joueur doit choisir ses propres stratégies pour résoudre une même situation : lors d’une attaque par exemple, choisira-t-il d’être discret ou agressif ? En intégrant ses perceptions, ses actions et son pathos, il crée donc de nouveaux éléments scénaristiques.
La parabole de Yoda : Présentée par Olivier Henriot, cette parabole illustre l’importance de l’impact des choix du joueur et de ce qu’il projette sur le scénario d’un jeu. Lorsque Luke s’interroge sur ce qu’il trouvera dans une caverne où l’amène Yoda, il se voit répondre : « Juste ce que tu y apporteras ».
Ces dimensions de gameplay peuvent être retrouvées dans des jeux tels que ceux de Toca Boca qui ne se positionnent pas comme des raconteurs d’histoires mais comme des facilitateurs de jeu. Willow Tyrer Mellbratt nous montre ici comment ce positionnement permet de repenser l’approche du jeu pour les enfants : on ne leur montre pas comment jouer, on leur permet de jouer intuitivement avec le support ; on ne restreint pas la façon dont ils peuvent jouer, on apporte de nouvelles dimensions aux jeux classiques.
Le jeu éducatif dans le contexte de la classe
De manière similaire, c’est sous le signe de l’interactivité que se dessine l’avenir de l’éducation et du jeu éducatif. La technologie est partout et elle devient un moyen de transmettre par le biais de supports motivants.
Les problématiques de la transmission dans le contexte du système éducatif
Michèle Briziou souligne comment, dans le contexte scolaire, le jeu peut parfois ne pas être perçu comme tel par les enfants et être donc rejeté. L’introduction du jeu dans la classe impose aussi à l’enseignant de changer ses pratiques pédagogiques. Il faut qu’il s’adapte à de nouveaux outils qu’il ne maîtrise pas forcément et ce dans le contexte d’une classe et d’un programme scolaire : les jeux éducatifs interrogent en effet le temps et l’espace de la classe ainsi que le rôle de l’enseignant. Le marché des applications et les offres de jeux éducatifs peuvent aussi perdre les enseignants qui ne connaissent pas forcément les outils disponibles. Enfin, des problèmes de procédures d’achat et de budget peuvent freiner l’acquisition de ces nouveaux supports.
Jeux éducatifs ? Chloe Letailleur Benaroya explique à quel point il est difficile de définir ce qu’est un jeu éducatif. Certaines caractéristiques lui semblent cependant fondamentales pour que parents et enseignants s’y retrouvent : des jeux testés avec les enfants et les enseignants, qui proposent un suivi des élèves, qui s’adressent à une tranche d’âge donnée et traitent d’un domaine donné.
Le Transmédia, une solution ?
Des solutions existent pour assister les enseignants dans leurs choix d’applications éducatives. Outre le suivi d’éditeurs ou de titres connus, le transmédia permet de garder les enseignants en territoire connu. Comme l’explique Suzanne Freyjadis, le transmédia permet aux élèves d’explorer les multiples facettes d’une œuvre par le biais de ses différentes itérations tout en offrant l’opportunité à l’enseignant d’utiliser un support qui lui est familier. Il faut en effet que l’enseignant puisse faire confiance au contenu pour que l’utilisation d’un jeu éducatif se diffuse. De manière similaire, l’enrichissement numérique du livre peut se révéler être une bonne transition pour faire entrer ces technologies dans les classes en combinant le confort pédagogique d’une œuvre classique aux apports interactifs du jeu.
Les nombreuses adaptations d’Alice de Lewis Carroll – au cinéma avec le film de Tim Burton et le dessin animé de Disney et en jeu avec la version d’American McGee – illustrent bien les apports du transmédia : à partir d’un classique de la littérature connu des enseignants, les élèves sont amenés à s’interroger sur les questions de l’adaptation et sur les possibilités scénaristiques d’une œuvre.
Les apports du jeu éducatif
Le jeu vidéo n’est pas un obstacle. De part ses spécificités, il peut aider l’enseignant et l’apprenant à appréhender des notions très complexes dont il donne des applications très réelles. Le jeu peut aussi s’adapter afin de permettre à chaque élève d’avancer à son rythme et de rester intéressé. Il amène les élèves les plus rapides à devenir eux-mêmes enseignants. Selon Suzanne Freyjadis, avec le jeu éducatif, l’enseignant n’a plus besoin d’être l’expert, ce qui encourage le « peer-to-peer learning » : la collaboration et la transmission entre élèves dans une classe. Les jeux éducatifs offrent aussi des outils permettant de suivre la progression de chaque élève et de s’adapter aux difficultés de chacun.
Le jeu éducatif offre enfin de nouvelles approches d’apprentissage aux élèves. Il permet par exemple de passer outre le langage et de revenir à l’expérience, comme le montre Jean-Baptiste Huynh, qui avec son jeu propose aux élèves une expérience tangible de la signification des objets mathématiques avant de les amener au langage plus traditionnel de l’algèbre. L’organisation de concours et d’événements permet aussi de garder les élèves intéressés et motivés. En bref, avec le jeu éducatif, « on bascule d’une logique de connaissance à une logique de compétences : on passe du savoir au savoir-faire ».
En janvier 2014, L’Algebra Challenge, un concours organisé à l’échelle nationale en Norvège réunissait plus de 40 000 élèves. Chiffre remarquable, pendant 40% du temps, les élèves jouaient depuis chez eux. Cet événement permet d’observer les similitudes entre les jeux classiques et les jeux éducatifs en termes d’engagement et de motivation. Il nous pousse aussi à nous questionner : le marché du ludo-éducatif passe-t-il par l’école ou par la maison ?