Contraintes et créativité de l’édition numérique pour enfants
« Le numérique bouleverse la création, la façon de raconter une histoire à des enfants. Mais la vraie révolution, elle, porte sur les usages du numérique aussi bien chez les jeunes, que chez les adultes » estime Vincent Monadé, président du CNL (France). En effet, les lecteurs français de livre numérique passent 59 minutes par jour à lire sur leurs écrans. Mais cette pratique reste assez réduite, à en croire les chiffres : le marché total du livre numérique ne s’élève qu’à 1,1% en France, 11,5% au Royaume Uni et 13% aux Etats-Unis. Des disparités qui s’expliquent sans doute par la complexité et la difficulté à publier et distribuer des œuvres numériques, malgré des potentialités créatives évidentes.
Les apports du transmédia
La lecture sur support numérique soulève un débat discontinu, d’autant plus exacerbé lorsqu’il s’agit de contenus éducatifs : les applications sont-elles bénéfiques à l’épanouissement des enfants ? Selon Jennifer Kotler Clarke de Sesame Workshop (États-Unis), ils le sont à condition que ces contenus soient transmédias et qu’ils suivent strictement des principes théoriques précis.
Sesame Workshop (producteur de la série télévisée Sesame Street) développe depuis longtemps des programmes éducatifs invitant les enfants à acquérir les savoirs et les compétences nécessaires à leur réussite. Chaque projet se fonde sur des recherches académiques, qui ont notamment mis en évidence 4 conditions pour que l’enfant puisse apprendre efficacement. L’enfant doit être actif, se sentir impliqué, les contenus doivent atteindre un bon niveau de qualité pour vraiment l’intéresser et enfin, ils doivent favoriser l’interaction.
Les contenus éducatifs transmédias répondent-ils alors à ces exigences ? La déclinaison d’une même histoire sur plusieurs médias et son adaptation en fonction des caractéristiques du média fournissent des contenus variés, complémentaires et enrichis, qui permettent à l’enfant de jouer, explorer, expérimenter, échanger, interagir, ce dont il a exactement besoin pour apprendre.
La transmédialité de Sesame Street a donc été développée sur tous les fronts : on retrouve en effet le concept sous forme de jouets, d’un parc à thème, de spectacles, d’une chaîne TV, d’applications numériques, de livres papier… Des sujets aussi sensibles que l’autisme, le divorce ou la gestion de son régime alimentaire avec le personnage de Cookie Monster sont notamment abordés.
Mais le plus important dans la création de contenus transmédias selon Jennifer Kotler Clarke est de se mettre à la place des enfants, afin de comprendre leur point de vue et produire de quoi vraiment les intéresser. C’est aussi le cas pour les applications : « vous n’êtes plus seulement un auteur ou un illustrateur, vous êtes aussi un psychologue » insiste Warren Buckleitner, rédacteur en chef de la Children’s Technology Review et grand témoin de cette matinée.
Des exemples de créations numériques
Aujourd’hui, loin d’être industrielles, les créations sont d’emblée issues d’une perspective de recherche et développement. Les deux éditeurs, Marion Jablonski d’Albin Michel jeunesse (France) et Sam Arthur de Nobrow (Royaume Uni), ont respectivement adapté en livre numérique des livres papiers existants : Les super héros détestent les artichauts chez Albin Michel jeunesse et Professeur AstroCat aux frontières de l’espace chez Nobrow (voir la master classe Transbook dédiée du 4 juin 2015).
Dans les 2 cas, la numérisation des œuvres apporte une plus-value, en modifiant et en enrichissant la narration d’une ambiance sonore et musicale, d’animations, d’une très forte interactivité grâce notamment aux jeux, à la possibilité de créer un avatar personnalisé et de l’exporter sur les réseaux sociaux ou de suivre les aventures sur une Web TV. Les pages du livre ne sont pas scannées telles quelles, mais subissent un découpage granulaire pour fluidifier la lecture et délinéariser l’histoire.
Albin Michel jeunesse a également publié des livres hybrides comportant un livre papier, autonome en soi, associé à une extension numérique optionnelle et gratuite, qui fonctionne par reconnaissance d’image du livre. L’idée était de créer un format standard qui peut se décliner en une collection et inviter les illustrateurs néophytes à investir ces nouveaux médias, grâce à l’accompagnement de la maison d’édition.
L’éditeur seul ne peut pas créer de livre numérique, il est obligé de s’entourer d’une nouvelle équipe de développeurs, de musiciens, d’ingénieurs du son, d’animateurs… Pour cela, les éditeurs adoptent des stratégies différentes : Marion Jablonski a décidé d’externaliser la production auprès de l’agence les Valseurs, tandis que Sam Arthur a créé la filiale MiniLab pour développer l’application Professeur AstroCat. Une fois le livre numérique publié, comment les éditeurs s’y prennent-ils pour le distribuer ?
La distribution, les exemples coréen et français
Très connectés, les coréens consomment essentiellement des contenus en streaming. À titre d’exemple, les enfants utilisent des tablettes ou des smartphones 5 à 10 fois par semaine, à raison d’une moyenne de 30 minutes, et près de 80% des enfants de 3 à 5 ans utilisent Internet quotidiennement.
Pour répondre à cette demande, les grandes entreprises de télécommunication coréennes ont tenté de commercialiser des tablettes et des applications éducatives, sans vraiment rencontrer le succès escompté. Michael Kim, PDG de la maison d’édition numérique i-ePub Inc, estime que c’est aux éditeurs de prendre en main l’édition numérique, qui ont d’ailleurs eu plus de flair, en publiant des objets hybrides, associant un manuel éducatif papier et une application. Le système d’abonnement permet également à l’usager de télécharger les livres numériques disponibles sur la plateforme.
En France, les livres numériques enrichis sous format ePub 3 ou les applications ne sont disponibles que sur la plateforme de l’iBook Store, une mono distribution qui limite également les supports de lecture aux ordinateurs et aux tablettes IOS.
La distribution de telles œuvres numériques se fait dans un environnement très éloigné de l’univers du livre où dominent le jeu et la gratuité. Deux modes de distribution coexistent : l’in-app purchase et le freemium. L’in-app purchase propose un contenu de départ gratuit, une démo, qui invite l’usager à acheter le reste du contenu. Le système freemium offre l’application, mais l’usager doit payer au fur et à mesure de son avancement dans le jeu.
Nathan jeunesse s’est inspiré de ces systèmes de distribution, comme l’explique la directrice générale Marianne Durand, tout en contournant ces contraintes avec le principe du preload : des tablettes pour enfants vendues avec les applications intégrées, mais ce principe n’encourage pas l’usager à en télécharger d’autres.
Nathan jeunesse a également développé un format source d’application, permettant de réaliser des économies d’échelle sur des longues collections. Une série de livres numériques a été ainsi déclinée, intégrée dans une bibliothèque applicative sur le principe in-app purchase. S’ajoute à cela, l’adaptation vidéo des applications, distribuées à travers l’abonnement des box TV et de la SVOD (vidéo à la demande). Une chaîne Youtube relaie également les vidéos pour atteindre un public plus large avec une rémunération par la publicité.
Dernièrement, le site marchand T’Choupi et moi permet aux parents de personnaliser les livres, en intégrant les photos de leurs enfants par exemple, et commander ces livres papier, imprimés à la demande.
Intimement liés, les modes de distribution et les supports de lectures se répercutent sur la création et la production des livres numériques, d’autant plus importants dans le secteur jeunesse. Les contraintes des systèmes de distribution et des formats font obstacle à la vente : « c’est un peu comme si vous achetiez un même livre dans 2 librairies différentes et qu’il vous fallait aussi 2 paires de lunettes différentes pour les lire » conclut Marianne Durand.
Vers une uniformisation des formats ?
C’est l’objectif de l’EDRLab (European Digital Reading Lab), qui relaie en Europe les grandes missions de l’IDPF(1) : développer un format standard ePub 2 et 3 et contribuer à la mise en place d’un écosystème ouvert (open source). L’EDRLab, comme l’explique Cyril Labordrie, chef de projet à Cap Digital, s’appuie sur la technologie Readium, qui implémente ces formats, caractérisés par leur interopérabilité : permettre à n’importe quel support et système d’exploitation de lire l’ebook et ne pas rester prisonnier des plateformes commerciales dans lesquelles l’usager a effectué son achat.
Résoudre la contrainte de la DRM est aussi au cœur du travail de l’ERDLab, qui mettra à disposition l’été prochain la DRM LCP (Light Content Protection) : un système de protection des droits d’auteurs qui s’émancipe d’Amazon, Adobe ou Apple et utilisable par tous.
Liberté, interopérabilité, accessibilité est la devise de l’EDRLab, mais au-delà de ses enjeux techniques, l’association s’est aussi fixé l’objectif de promouvoir le format ePub dans une logique de développer un véritable réseau européen pour faciliter la création et la production du livre numérique, en tenant compte des besoins réels des adhérents et des acteurs de l’édition.
(1) International Digital Publishing Forum, association à but non lucratif, qui vise à adopter un format standard de lecture numérique ouvert et accessible à tous.