Création en papier et numérique : quelles contraintes, quels défis ?
À la question « êtes-vous plus papier ou numérique ? », les intervenants ont répondu les deux. Car ces créateurs ont très vite pris conscience des innovations inédites qui résultaient de la complémentarité des supports. Des innovations qui ne sont qu’à leur début et qui posent aussi de nombreuses questions créatives, techniques et économiques, dans un secteur de l’édition encore timide à explorer ce nouveau champ des possibles. La master classe a permis de faire un tour d’horizon d’exemples de créations, des difficultés rencontrées et des solutions opérées pour naviguer d’un support à l’autre.
Le numérique, « c’est un marché énorme qui s’ouvre » estime Ajubel, mais en raison de sa complexité, les illustrateurs ressentent une grande peur à l’idée de se lancer. C’est pourtant à eux de s’y impliquer, affirme l’artiste cubain, pour proposer des œuvres numériques de qualité et contre-balancer l’offre médiocre et massive disponible sur la Toile.
HYBRIDATION DES SUPPORTS…

Comment les supports influencent-ils la façon de créer et raconter des histoires ? C’est à cette question qu’Étienne Mineur et Julie Stephen Chheng tentent de répondre en questionnant le livre objet. La structure du livre a depuis longtemps été établie selon des règles précises, modelant ainsi notre manière d’écrire, de lire et peut-être aussi de penser. Les deux artistes cherchent donc à le faire évoluer que le support soit papier et / ou numérique. L’usage du livre objet est le point de départ, qui inspire ensuite les histoires qu’il contient. Le support influence donc bien l’histoire.
Les Editions Volumiques explorent d’abord les potentialités du papier en créant des livres qui se plient et se déplient sous la forme d’un labyrinthe, des livres sonores, des livres dont les pages se tournent toutes seules, d’autres construits sur la logique du jeu vidéo, des livres proches du jeu de société, qu’il faut manipuler, frapper… L’hybridation des supports apparaît lorsque l’histoire débute sur un livre papier et se poursuit sur un dispositif numérique, une tablette ou un smartphone, le livre devient alors un objet connecté. L’expérience gagne alors en interactivité et se situe sur la frontière floue qui sépare le jeu et de la littérature.
…OU ADAPTATION D’UN SUPPORT À L’AUTRE
L’approche est différente pour Ben Newman et James Wilson : l’adaptation du livre papier Professeur Astrocat : aux frontières de l’espace en application numérique leur a demandé de faire évoluer le contenu. L’idée de départ était double : créer une nouvelle expérience numérique avec notamment l’animation du personnage, et encourager les enfants à s’intéresser à l’univers spatial grâce à l’interactivité de l’application.
L’application doit apporter une différence cruciale par rapport au livre : l’enfant est mis au centre de l’expérience, dans laquelle il peut choisir un avatar personnalisé. Les pages du livre ne sont pas copiées collées, car elles contiennent trop d’informations qui rendraient la lecture illisible sur tablette. Elles sont donc découpées en parcelle d’information, que l’on atteint grâce au zoom et à une navigation aisée. L’animation insuffle la vie aux pages statiques, l’expérience tactile et interactive convertit la consommation passive des informations imprimées sur le livre à un apprentissage actif : des jeux sont proposés pour gagner des points, des médailles, passer à des niveaux supérieurs et gagner des pièces d’une fusée, que l’enfant finira par assembler pour s’envoler dans l’espace. S’il y a une liberté dans la navigation, le jeu et la construction de la fusée incitent et récompensent l’apprentissage et la lecture. Des éléments sonores accompagnent la navigation, sans pour autant déconcentrer la lecture.
Pour le nouvel opus papier à paraître des aventures du Professeur AstroCat, Ben Newman a tenu compte de certaines contraintes du numérique en vue de son éventuelle adaptation en application, pour repenser l’illustration, avec une plus grande place offerte aux personnages secondaires ou des illustrations qui créent elles-mêmes la forme et l’espace. Ici, le numérique influence donc le papier.
LES DIFFICULTÉS DE LA CRÉATION

Si l’hybridation des supports multiplie les potentialités créatives, elle rassemble deux mondes qui se connaissent peu, aux économies très différentes. Etienne Mineur estime que la production de livres augmentés rassemble les inconvénients de l’édition papier et du numérique, mais surtout que face à certains écueils techniques, il est difficile d’avoir une visibilité claire de la direction prise par le projet.
Ces créations impliquent aussi un processus itératif, des allers retours entre les auteurs illustrateurs, les développeurs et les testeurs. Il en résulte parfois des difficultés de communication et de compréhension entre le développeur et l’illustrateur, comme le note Ajubel. Pour éviter toute incompréhension, il est nécessaire de détailler avec une très grande précision les mouvements de chaque élément animé, pour que le développeur suivent sans écart l’intention de l’illustrateur. Un travail titanesque, tout comme l’animation qui exige de dessiner les personnages sous tous les angles et avec toutes les expressions, sans pour autant trahir l’esthétique originale.
5 personnes et 6 mois de travail ont été nécessaires pour développer l’application du Professeur Astrocat. Une application coûte donc très cher à concevoir, puisqu’il faut rassembler plusieurs corps de métier, ce qui soulève la question du modèle économique d’origine.
Modèle économique
La production des applications n’est actuellement pas rentable : développer une application coûte très cher et les consommateurs ne sont pas encore prêts à acheter des applications à plus de 1 ou 2€. Les Éditions Volumiques ont opté pour une solution paradoxale, qui trouve un certain équilibre : vendre le livre, l’objet qui coûte le moins cher à fabriquer, et donner l’application correspondante, le dispositif le plus couteux.
Autre problème identifié, la distribution. Une fois créée et mise en ligne, la principale difficulté est de faire connaître l’application, selon Ajubel, face une offre immense d’applications. D’autre part, les libraires sont parfois mal à l’aise avec les publications hybrides, car ces objets connectés sont difficiles à classer dans les rayons de livres papier et demande d’expliquer leur principe auprès des lecteurs.
Julie Stephen Chheng multiplie ses sources de financement. Elle trouve d’abord un équilibre entre ses projets et son métier de graphiste freelance, qui lui permet une indépendance financière. Pour financer ses projets, comme La Pluie à midi, elle monte des dossiers de demandes de subventions auprès de diverses institutions, comme la SCAM, la SACD Beaumarchais, le CNL, le CNC Nouveaux Médias… Son dernier projet Les aventures du petit train postal a pu voir le jour grâce au financement participatif ou crowdfunding. Enfin, les résidences artistiques qu’elle effectue en France ou à l’étranger lui offre aussi l’opportunité de développer de nouveaux projets artistiques.