Médiation numérique et programmation en littérature jeunesse
« Un avenir sans livre papier est une idée effrayante, un concept dystopique. À mes yeux, ce serait terrible ! » Ces mots de Sam Arthur, co-fondateur de Nobrow (Grande-Bretagne), sont sans doute représentatifs de l’inquiétude partagée par nombre de lecteurs et de professionnels du livre. Mais la numérisation des contenus représente-t-elle une réelle menace ? Signe-t-elle la mort de l’édition papier ? Et de quelle manière faudrait-il s’approprier ces nouveaux supports numériques ?
Sur le plan économique d’abord, le papier domine largement, car le marché du livre numérique jeunesse n’est pas tout à fait mûr. Le coût de conception des applications est trop élevé pour un prix à la vente faible. Les difficultés à distribuer les œuvres et le monopole de diffusion, l’incompatibilité des formats, la question des droits d’auteurs et le faible lectorat sont les principaux freins qui expliquent la réticence des professionnels de l’édition à investir dans la littérature numérique. Le marché du numérique est très inégal en Europe. En France, il ne représente que 2,3% du chiffre d’affaires des éditeurs (KPMG) en 2014.
La question se pose autrement si l’on aborde l’usage des terminaux numériques chez les enfants et les adolescents. L’utilisation des smartphones et des tablettes est de plus en plus répandue, puisqu’à titre d’exemple en France, 62% des foyers avec enfants disposent d’une tablette, 68% des adolescents possèdent leur propre smartphone et 29% une tablette (Enquête d’Ipsos : Junior Connect’ 2015). À l’échelle européenne, les enfants grandissent dans des foyers entourés en moyenne par 2 à 3 écrans. Les enfants et les adolescents ont donc un usage quotidien des supports numériques, pour regarder des vidéos, jouer, consulter les réseaux sociaux, écouter de la musique, mais également pour lire.
Ce constat révèle l’urgence de « travailler à ce que les enfants et les jeunes puissent découvrir des œuvres de littérature jeunesse de qualité » estime Sylvie Vassallo (France), directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis.
Grâce au numérique, le contenu devient transmédia, il circule de l’imprimé à l’application, s’enrichissant du son, de la vidéo, de l’interactivité. Selon Neal Hoskins (Royaume-Uni), curateur du Digital Café de la Bologna Children’s Book Fair « les frontières entre les supports sont en train de disparaître » et il est vain d’opposer papier et numérique. Il faut les combiner, car le monde de l’édition a plus à gagner en s’associant au secteur des nouvelles technologies pour répondre aux nouvelles demandes des consommateurs en terme de contenu.
Les intervenants du Symposium ont apporté une approche complémentaire des usages du numérique et laissent entrevoir ce que le numérique peut apporter à tous les niveaux de la chaîne du livre.
Les applications pour enfants enrichissent la narration
Marlene Zöhrer (Allemagne), spécialiste de la littérature jeunesse et des médias pour enfants, distingue 3 types d’applications : les applications destinées à l’éducation, pour apprendre les langues étrangères ou les mathématiques, celles destinées exclusivement au jeu et enfin celle de littérature jeunesse, adaptation de livre déjà existant ou création originale. Ces 3 types d’applications partagent des points communs : les personnages, souvent utilisés comme des marques, l’utilisation d’images et la présence du jeu.
À travers 3 exemples d’applications, Emma Eats de Jutta Bauer, The Trip to Panama de Janosch et Elephant’s Backlight de Florian Felix Weyh et Karin Planting, Marlene Zöhrer identifie les contraintes narratives des applications : le fil de l’histoire ne doit pas se dissoudre dans la combinaison d’éléments techniques variés et interactifs pour éviter à l’enfant de perdre la cohérence narrative.
Le jeu, premier argument de vente qui intéresse les parents, doit ponctuer l’histoire sans en dénaturer l’esprit et sans être un but en soi, car la finalité première de l’application reste toujours de raconter et mettre en scène une histoire. Pour répondre à cette contrainte, l’application The Trip to Panama n’autorise l’accès aux jeux qu’une fois la lecture effectuée ; le jeu devient donc à la fois une incitation à la lecture et sa récompense.
L’usage que font les enfants des tablettes n’est pas individuel, c’est un support qu’ils partagent et consultent ensemble. Les enfants ne doivent pas être abandonnés seuls face à l’écran mais accompagnés par leurs parents. L’application peut également devenir un outil de médiation littéraire, en attirant les enfants à la lecture, particulièrement ceux qui en sont éloignés.
Le numérique dispose donc d’un nouveau pouvoir de valorisation des œuvres, aussi bien pour inciter à la lecture que pour promouvoir le travail artistique, comme dans le cadre de résidences artistiques notamment.
Le Web, moyen de promotion et de médiation des résidences artistiques
La mise en valeur des œuvres des artistes conçues lors d’une résidence artistique peut rester très limitée à l’échelle internationale, sans la capacité de rayonnement qu’offre le Web. C’est pourquoi le Goethe Institut a largement investi ce medium pour 2 projets de résidences artistiques dans la bande dessinée et l’illustration, comme l’explique Christina Hasenau (Allemagne), directrice du centre d’information du Goethe Institut de Rome.
Créé en 2012, le blog Comic Transfer a recensé 360 000 visites, succès sans doute du à la publication des travaux très élaborés d’artistes italiens et allemands, qui ont parcouru pour l’occasion l’Italie, la France, l’Espagne et le Portugal.
Le 2e projet, en collaboration avec l’ambassade de France à Rome, a permis à 3 artistes de réinterpréter en bande dessinée 2 villes étrangères qu’ils visitaient. Pour atteindre une plus large audience, la version Web du quotidien italien la Repubblica a hébergé les productions des artistes, qui étaient publiées de manière hebdomadaire. Des interviews des artistes et des contenus vidéo sont venus compléter le projet.
L’association de production réelle et numérique dans ces projets de résidences artistiques a facilité leur internationalisation et a accru la visibilité des artistes, ce qui apparaît évident a posteriori. Ce qui l’est moins et qui montre l’étendue bénéfique des supports digitaux, c’est lorsque le numérique donne paradoxalement un second souffle à l’imprimé.
Le numérique au service de l’imprimé
« L’imprimé est mort », c’est ce que tout le monde répétait déjà en 2008, lorsque Sam Arthur (Royaume-Uni) co-fonda Nobrow, une maison d’édition spécialisée dans la bande dessinée, le roman graphique et l’album. Mais en tant que consommateur et professionnel de l’édition, Sam Arthur a pu observer une série de tendances qui démontrent que « l’ogre numérique » n’a pas dévoré entièrement le papier, qu’il l’a même plutôt nourri et lui a insufflé un nouvel avenir.
Il note d’abord qu’Amazon, l’un des géants du Web est devenu ce qu’il est parce qu’il a choisi de vendre des livres papier… De nombreux magazines papier indépendants voient le jour actuellement et ces publications s’appuient sur leurs sites web et les réseaux sociaux pour promouvoir et vendre.
L’impression papier peut devenir une activité de loisir. Newspaper Club propose d’imprimer son magazine à la demande, à partir de sa plateforme web. À Londres, de nombreux endroits permettent au particulier d’imprimer manuellement et artisanalement. Le risographe, un photocopieur numérique, est de plus en plus populaire et est utilisé pour les tirages limités, comme pour les livres d’art.
Le livre n’est pas épargné par cette tendance. L’an dernier, un bestseller anglais pour enfant s’inscrit à mi chemin de l’imprimé et du numérique : The Little Boy Who Lost His Name. Le concept est d’utiliser le site web pour créer un livre personnalisable, chaque prénom crée une histoire unique, qui est ensuite imprimée et envoyée au destinataire. Certains romans pour adolescents sont d’abord écrits, diffusés, lus sur le Web via Wattpad, un réseau social qui rencontre un grand succès, aux Philippines notamment. Certains romans de Wattpad peuvent ensuite faire l’objet d’une publication papier. L’univers des jeux vidéo passionnent les enfants et les adolescents et peuvent également se décliner sous forme de romans publiés en papier.
À travers ces 3 approches très différentes et complémentaires, on peut considérer que le numérique vient enrichir le secteur de l’édition jeunesse : il enrichit la littérature jeunesse de l’interactivité et d’autres formes de média, il promeut la création et accroît la visibilité des artistes à l’échelle internationale et parvient même à redonner une certaine vitalité à l’imprimé.